Laurent Sagalovitsch
— [BLOG You Will Never Hate Alone]
Mon père a eu 86 ans il y a quelques jours. Il se porte comme un charme. Mieux que moi, en tout cas. Il vit en Ehpad et ne se plaint jamais de rien. Il passe ses journées à lire, à jouer aux échecs, à s'attabler aux terrasses des cafés où on le salue comme une célébrité locale. Sa vie serait un conte de fées, n'était-ce un détail qui la transforme, la sienne et la mienne, en un chemin de croix douloureux, j'ai nommé internet et ses sortilèges infinis.
Avant le confinement, il se rendait chaque jour à la médiathèque du coin écrire des mails en rafale. Quelques-uns m'étaient hélas adressés. Parfois, il me racontait une blague juive à laquelle je ne comprenais rien. Ou alors une réflexion sur la marche du monde dont le sens m'échappait. C'est que mon père a une conception du courrier électronique très particulière.
Il écrit ses missives d'un seul tenant, sans se soucier de la ponctuation ou alors d'une manière si confuse que surgissent au milieu de sa prose des points d'exclamations, d'interrogations, des tirets posés là comme des bombes à retardement. En fait, ses mails sont des champs de mines qui vous sautent au visage et vous font demander si à la cantine de sa maison de retraite, ils ne rajoutent pas de la cocaïne dans leur soupe de légumes.
Cela ne serait rien si après l'envoi de la première version de son mail, comme pris de remords de m'affliger pareille épreuve, mon père ne se relisait. Il découvre alors que ses propos étaient un brin décousus
–tu m'étonnes!– et ne voulant laisser croire à son fils que son père le néglige, le voilà parti dans la rédaction d'un deuxième mail censé éclairer les propos du premier.
Évidemment, ce dernier est tout aussi foutraque que le premier, et comme lui aussi subit une scrupuleuse séance de relecture, j'ai bientôt le droit à une troisième, quatrième, cinquième version, mosaïque de mails aussi difficiles à déchiffrer qu'une ordonnance signée par un médecin atteint de la maladie de Parkinson et soignée à grandes rasades de bourbon.
Autant dire qu'aux premiers temps du confinement, j'étais le plus heureux des fils. Fini les mails, le temps perdu à tâcher de donner sens à ses délires verbaux, les heures passées à chercher une réponse qui ne déclencherait pas en retour une avalanche effrénée de scuds. Hélas, trois fois hélas, cet heureux intermède prit fin le jour où mon frère eut la riche idée de lui offrir une tablette, un ordinateur simplifié conçu par la Poste et destiné à sa clientèle senior.
Ardoiz, ainsi se nomme la bête thermonucléaire.
Visiblement, Ardoiz n'a pas de correcteur d'orthographe ou alors il est tout aussi sénile que ses utilisateurs. Les mails de mon père sont donc toujours baroques et surtout beaucoup plus nombreux puisqu'il les compose dorénavant à domicile. Autant dire qu'au premier courrier envoyé par les bons soins d'Ardoiz, ma boîte mail commence à claquer des dents.
La semaine dernière, Ardoiz est tombée en panne, vaincue par le régime tyrannique auquel la soumet mon père. Écran noir. «Allô, la Poste? Nous avons un problème, un très gros problème.» La mort subite de sa tablette a déclenché chez mon père une angoisse tellurique. Lui qui avait passé quatre-vingts années de sa vie sans même savoir à quoi pouvait bien servir un ordinateur a soudain senti que sa vie tombait dans les abysses, au plus profond du néant.
Incapable d'imaginer sa vie sans sa machine, il a commandé un taxi et vingt minutes plus tard, il débarquait à la Poste comme il se serait précipité aux urgences si son œil droit était sorti de son orbite: en panique absolue. J'ignore la teneur des échanges avec le préposé mais ce dernier a dû passer un sale, un très sale quart d'heure. Il est probablement à cette heure soigné dans une clinique reculée du Cantal, pour une dépression sévère. Finalement, on lui a promis soit de réparer Ardoiz, soit de la remplacer, promesse qui n'a en rien calmé ses angoisses.
C'est que pendant ce temps-là, pensait-il, il continuait à recevoir des mails (j'ignore le nombre de ses correspondants), des mails par dizaines, des mails d'une importance capitale, des mails qui forcément allaient rester sans réponse, situation apocalyptique dont le monde ne se remettrait jamais. On allait le croire mort. Ou négligent. Perdu dans le cyberespace. Occupé à des tâches plus importantes.
Impossible! Inimaginable! Inconcevable!
Dimanche dernier, au beau milieu de l'après-midi, j'ai reçu un mail d'un illustre inconnu. Le message disait, de la part de votre père. «N'essaye pas de m'écrire, Ardoiz est mort, je ne peux plus lire mes mails.» Puis un deuxième. «C'est papa. As-tu essayé de m'envoyer un mail hier? Je n'ai plus accès à Ardoiz.» Quand au bout du dixième, j'ai fini par l'appeler, il avait la voix blanche de celui qui vient de croiser le fantôme de sa propre mort. Depuis la disparition de sa fidèle Ardoiz, de son compagnon de solitude, tel un ado privé de téléphone portable, il ne mangeait plus, dormait mal; le médecin avait même dû lui prescrire des somnifères.
J'ai essayé de le raisonner. En pure perte. Sans Ardoiz, sa vie ne valait plus la peine d'être vécue. Ainsi donc mon père avait échappé aux Allemands, avait survécu à la mort prématurée de sa femme, avait connu l'infortune de devoir vivre en maison de retraite mais considérait la disparition momentanée de sa tablette comme la pire des épreuves que le sort lui avait jamais réservé.
Hier, Ardoiz junior lui a été livrée. Mon père revit.
Moi par contre…
source : slate.fr